Cela faisait plus ou moins une semaine. Sept jours que je m’étais éveillé aux côtés des habitants d’Amnesya. Les premières heures avaient été éprouvantes, tant mentalement que pour mes pauvres nerfs, mais j’avais finalement réussi à me faire à l’idée qu’il me faudrait abandonner ma poursuite du passé pour mieux comprendre ce qui se tramait ici.
On m’avait attribué une maison, bien sûr. Identique à toutes les autres. Sans personnalité, sans âme. Je ne m’y sentais pas chez moi, et encore moins en sécurité depuis que le minotaure avait manqué de la piétiner. J’avais donc décidé de… Et bien de me promener durant mon temps libre. Pour repérer les lieux, certes, mais également pour que la vertigineuse impression de chaos ne prenne pas le contrôle de mon esprit.
Il n’y avait rien de tel qu’une bonne promenade, pas vrai ? L’air frais, le chant des oiseaux, le bruissement du vent entre l’herbe et les branches des arbres… On prenait conscience de beaucoup de choses, dans ces moments-là, et notamment de l’importance d’être en vie et de relativiser.
Mes premières promenades m’avaient donc menées en plein centre. Les regards que me lançaient les passants en disaient long sur le respect qu’ils portaient à ma fonction. Je n’étais même pas là en tant que flic, pourtant ils changeaient de trottoir  et étouffaient leurs conversations à mon approche. Je n’y attachais pas grande importance. Telle était la responsabilité d’une personne en charge d’appliquer la justice : un coup on était indispensable, et l’autre, détestable.
Amnesya était une ville bien triste. Très peu peuplée, en partie détruite. Les maisons indiscernable les unes des autres, les bâtiments administratifs dénués de caractère, les parcs parfaitement entretenus...
Je m’étais bien vite surpris à m’éloigner de plus en plus de la ville, cherchant sans le savoir une limite à ce trou paumé. La route devait bien mener quelque part, non ?

Ce jour-là, mon chemin avait croisé celui d’une vieille ferme d’aspect tout à fait rustique. Abîmée, les vitres cassées et teintées de poussière, je venais tout juste de me faire à l’idée qu’elle devait être abandonnée lorsque des bruits de pas avaient éveillé ma curiosité.
Il y avait un chemin terreux, parsemé de gravier. Il menait visiblement à l’entrée principale du corps de ferme, et je m’avançais précautionneusement en direction du bruit. Un homme se tenait-là, dans l’entrée béante de la ferme. Il était chauve, tatoué de motifs qui ne m’intéressaient guère. D’après le geste qu’il venait d’effectuer, j’en concluais qu’il devait être en train de se tenir la tête quelques instant plus tôt. Le regard tourné vers les champs à perte de vu, il avait l’air crispé, à bout de nerf. Les tremblements de ses mains ainsi que les tics nerveux qui agitaient ses épaules me confortèrent dans l’idée qu’il n’avait certainement pas toute sa tête.

Mon sang ne fit qu’un tour.
Ce type correspondait à la description que m’avaient fait Mist et Aloïs du cinglé au pigeon qui avait fait des siennes à l’assemblée, juste avant l’apparition du minotaure.
Il n’y avait pas 36 mecs chauves à l’allure psychotique à Amnesya. Pas plus qu’il n’y avait d’armes à feux dans le commissariat.
J’étais donc un flic non-armé, seul au milieu de la cambrousse, avec un potentiel psychopathe recherché. En plus, il avait dû s’apercevoir de ma présence puisqu’il venait de se retourner pour me faire face.

« Eh bien alors, petit porc, tu cherches ton auge ? »

La provocation, tout de suite et sans détour. Quelque chose s’agita en moi. Ma vue sembla s’éclaircir, et mon ouï s’affiner tandis que je scannais la menace. C’était impossible à expliquer, mais je pouvais sentir le chaos émanant de ce type. Menaçant de ses ténèbres quiconque se tenait à proximité, ll était indéniablement une menace pour Amnesya… Mais pas autant qu’il semblait l’espérer.
Il fit un pas dans ma direction, sans doute désireux de m’effrayer ou d’obtenir une réaction de ma part. Je restais impassible.
Mon coeur, en revanche, battait la chamade. Mon esprit tournait à toute allure, analysant la situation comme si ma vie en dépendait. Il allait falloir la jouer fine pour pouvoir s’en tirer, car j’étais seul et j’ignorais tout des intentions de ce malade.
Je bandais instinctivement mes muscles à son approche, prêt à réceptionner une éventuelle attaque.
Le sol était sous nos pieds était constitué de terre sèche et sableuse, idéale pour faire perdre l’équilibre à un adversaire trop collant.

« A moins que tu ais perdu la grosse truie qui te sert de mère ? »

Cette dernière réplique m’arrache un demi-sourire consterné.
“ Il y a un asile de fous à Amnesya ?” Je songe ironiquement en plantant mon regard dans le sien.
Je n’ai pas prononcé un mot jusque-là. Il faudrait peut-être songer à ouvrir le dialogue, avant d’ouvrir les hostilités. Après tout, c’est ce qui nous différencie, lui et moi. Moi, j’agis pour le Bien… Même si le Mal se sert de mon corps comme d’un pantin articulé lorsque la sentence s’abat, même si le chaos ronge mon esprit au même titre qu’il a déjà consommé le sien… Je n’ai rien à voir avec ce type.

_ Allons, allons, du calme, je lance fermement sans me départir de ma posture défensive. Ne faisons pas quelque chose que nous pourrions regretter, d’accord ?
Puis, avisant son air menaçant et la manière dont il semble me défier de tout son être, je ne peux m’empêcher d’ajouter d’une voix goguenarde :
_ C’est quoi ton petit nom ?

“Joker, fils de chien”.

Le malade me crache aux pieds. Incrédule, je sens la colère monter, mais la réprime aussitôt. Ce type pue la provocation. Un sage m’aurait sans doute conseillé de ne pas céder à ses avances, mais ma définition de la sagesse diverge quelque peu du commun des mortels. S’il doit y avoir baston, il y aura baston. Je ne suis pas du genre à croire que tous les conflits peuvent être résolus sans violence. Bien au contraire : je pense que certaines personnes ont besoin d’une correction.
Je vois bien que ça turbine, dans son esprit détraqué. C’est inquiétant, mais aussi grisant. Se battre sans véritable enjeu, c’est vite lassant. Si ce type en a après ma vie, alors je vais devoir la défendre chèrement.

L’image d’un ring s’impose à moi, avec un type qui attend auprès de la cloche annonçant le début du combat.

_ Et bien, ravi de faire ta connaissance, Joker Fils de Chien.

“Ding, ding.”

Il est fébrile, mais il n’est pas question de lui laisser le plaisir d’ouvrir les hostilités. Sans lui laisser le temps d’assimiler l’insulte, je m’avance et le balaye d’un coup de pied. Ses jambes plient aussi facilement que du papier et je m’étonne une fois de plus de cette force qui est la mienne. Avant qu’il ne s'effondre, je le rattrape par le col et lui assène un vigoureux coup de poing dans le plexus. Je le lâche avec un mépris souverain. Son corps s’affale, soulevant un petit nuage de poussière alors qu’il tente de reprendre son souffle.
A cet instant, mes pupilles sont contractées à la manière d’un rapace louchant sur sa proie. L’adrénaline court à travers moi comme une drogue m’ayant profondément manquée.
Je suis extatique, véritablement ravi. Toutes ces sensations, cette appréhension, la manière dont mes muscles se contractent et dont mes sens s’affutent... C’est à la fois familier, et excessivement grisant.

_ Considère ça comme un avertissement, je siffle avec un sourire.

Ok, ce type est cinglé. Plus aucun doute possible. Je n’ai jamais entendu ces mots auparavant. Tendre l’autre joue ? Pour quoi ? Cela me contrarie. Jamais au grand jamais je n’accepterai de me prendre une branlée sans riposter. D’ailleurs, d’où sortent ces mots ? Ils me perturbent, m’évoquent une chose impie et révoltante.
Sa proximité me déplaît, de même l’air extatique qu’il affiche. Je lui envoie ma jambe dans la mâchoire, ce qui le propulse en arrière avec un craquement déplaisant. Il roule sur lui-même quelques secondes avant d’amortir sa chute. Un petit nuage de poussière s’est élevé sur son passage. Je recule de quelques pas, tâchant vainement de faire taire la petite voix enthousiaste qui chantonne dans ma tête.
“Le sang va couler. Le sang va couler. Le sang va couler.”


_ T’es vraiment un malade, toi, je gronde en époussetant ma manche.


Je tremble. L’adrénaline, tout comme une drogue, a investi mes veines.
Il se redresse et entrouvre la bouche. Il n’a pas changé d’expression. “Ne retiens pas tes coups.” Provocation ou pas, j’ai bien envie de lui faire passer l’envie de rire, à ce bouffon.
Ce serait mal. Ce serait desservir ce en quoi j’ai foi. Mais...
Mais j’en ai assez de tout ça !
Amnesya, mes responsabilités envers ses habitants, la folie latente qui entoure toute cette histoire et ma mémoire défaillante… L’existence même de ce type n’a aucun sens ! Un malade mental, comme si on avait pas assez de problème à gérer !

Je secoue nerveusement la tête, assailli par mes émotions.Rien ne roule, rien n’est logique… J’ignore encore trop de choses ! L’ignorance, c’est ça le pire. Je ne supporte pas de ne pas savoir !
Et l’on attend de moi que je me montre juste ? Digne de confiance ? Quand tout ce qui s’est passé jusqu’à présent n’a fait que confirmer que le chaos le plus total règne dans ce bas-mond ?!
Je serre les poings et cligne des yeux. Il n’y a plus rien à faire : je vois rouge à présent.

_  Tends-donc l’autre joue, que je t’apprenne à me traiter de corniaud ! Je rugis en me ruant sur lui.

Empoignant solidement l’une de ses oreilles, je le force à lever la tête et lui administre un coup de poing qui lui coupe indéniablement la chique. J’abat mon genoux dans son ventre, et sourit en l’entendant lutter pour retrouver son souffle. J’attend quelques secondes puis, d’un geste, je le relève et colle mon nez au sien dans une attitude de défi purement animale.

_ Tu veux danser, le fêlé ? Je siffle avec hargne en voyant son sourire s’élargir. Si tu continue à m’énerver c’est pas à l’asile que je vais t’envoyer. C’est à la morgue.