Assis dans son lit, à attendre que les heures passent, Prudence ressemblait aux morts dans les vieux films en noir et blancs qui passaient parfois au cinéma. Ça n’avait rien de drôle, rien de comique. Il était juste là, assis à attendre que les minutes défilent. Il avait déjà constaté depuis longtemps qu’il n’avait plus besoin de manger pour vivre, mais il n’avait plus non plus besoin de dormir. Ils ne pouvaient être des êtres humains s’ils n’avaient pas besoin de répondre à ces exigences, aussi primaires soient-elles. Il en était donc arrivé à la douce conclusion qu’il était piégé dans une sorte d’enfer, qui répétait en boucle ses pires châtiments. On lui avait ôté la mémoire, alors il avait décidé d’avoir un bar, puis on lui avait ôté ce bar, alors il avait décidé de le reconstruire de ses mains, puis on avait mis un minotaure en travers de ça route. C’était drôlement compliqué tout ça, en fin de compte. Avalant doucement sa salive, en ayant marre de rester prostré ainsi de la sorte, Prudence décida finalement de quitter son lit au beau milieu de la nuit. Il en avait tout bonnement marre des conventions sociales qui lui indiquait à quel moment il devait dormir et à quel moment il devait agir comme si tout ici était parfaitement normal. Rejetant ses draps d’un mouvement machinal de la main, il alla prendre une douche rapide et s’habilla de ses mêmes vêtements grisâtres qu’il portait depuis son arrivée à Amnesya. Il quitta ensuite sa maison sans grand ménagement, s’enfonçant dans la noirceur des rues de la ville. A cette heure-ci, il ne croisa bien évidemment personne sur son chemin.

Il arriva au bar, et finalement, il décida d’aller y bricoler quelques petites choses. En soit, il ne restait plus beaucoup de réparations à faire. Quelques petites choses par-ci par-là, qu’il faudrait fignoler avant la réelle ouverture du bar. Et cette fois-ci, Prudence comptait bien s’assurer personnellement que personne ne se mettrait en travers de son chemin. Derrière le bar, une batte qu’il avait fait lui-même à l’aide d’une branche d’arbre trouvé lors d’une balade au jardin rayonnant. Il l’avait appelé Puck, parce qu’elle lui était tout bonnement destinée. Qu’il se pointe celui-là, Prudence l’attendait avec une joie sadique à peine feinte.

La nuit passa, puis le soleil commença à se lever, alors que l’homme tatoué continuait de travailler avec la même ardeur. Pas question de flancher, il était sur la dernière ligne droite ! Il était en train de se motiver lui-même, se donnant mentalement de bref encouragement, lorsque l’on frappa à la porte. Bêtement curieux, il décida d’ouvrir et tomba sur un visage bien trop familier. Ash. Immédiatement, sa haine sembla ressurgir et il fronça les sourcils, agacé. « Hey Prudence, je suis venu aider pour... » Qu’il n’en dise pas plus. Brusquement, le propriétaire décida de refermer la porte sur lui. Pas question d’entendre un propos de plus de la part de cet arnaqueur. Surtout en sachant qu’il était le colocataire de Puck. Ils avaient réussi à entrer dans SON bar une fois, grâce à Ash, cela ne se reproduirait pas. « Aouch ! … Prudence je sais que tu ne veux plus entendre parler de moi mais s'il te plaît écoute moi... Je sais que j'ai merdé en beauté mais je veux vraiment me faire pardonné. Je suis tellement désolé. » Parce qu’en plus, cette vermine avait mis son pied en travers de la porte pour l’empêcher de la fermer totalement. Prudence eut soudainement envie de forcer, quitte à lui casser le pied, mais il s’abstint et se contenta d’écouter. Ecouter, mais distraitement. Comme toujours depuis peu, il s’était découvert rancunier et aveuglé par la colère. C’était la seule émotion qui perturbait son visage d’ordinaire totalement impassible. Ash semblait sincère, mais devait-il y croire. Devait-il simplement lui accorder une autre chance ? Une partie de lui le voulait, mais l’autre, énervée, ne cessait de s’accroître dans son esprit. Hors de question d’être sympathique avec lui. Mais en même temps…

Prudence rouvrit brusquement la porte et toisa sévèrement Ash en face de lui. « Hors de question que tu entres à nouveau ici. Je n’ai pas envie que tu saccages encore un truc. » Les mots étaient volontairement durs. Il n’allait pas faire de cadeau à l’autre homme, puisque ce dernier ne lui en avait pas fait. Il reprit après un bref instant ; « J’accepte cependant tes excuses. » C’était là un beau geste de sa part, enfin, selon lui. Il ne donnerait pas tout de suite une seconde chance à Ash, cependant, il lui permettait au moins de dormir un peu plus sereinement la nuit prochaine.

« Tu me pardonnes vraiment ? Genre vrai de vrai ? » Prudence secoua sèchement la tête. Entre accepter des excuses et pardonner à une horrible personne, il y avait un gouffre sans fin. Il décida immédiatement de rectifier le tir pour éviter que ce boulet sur pattes ne s’emporte un peu trop rapidement. « J’accepte des excuses, j’ai jamais parlé de pardon, hein. » Il n’aimait pas être si froid, mais en même temps, il n’aimait pas non plus qu’on le prenne pour un idiot et surtout, il semblait avoir découvert lui-même qu’il avait la rancune facile. Il en aurait bien rajouté une couche, pour faire comprendre à Ash qu’ils n’étaient absolument pas amis et que cela n’arriverait sans doute jamais, mais déjà sa vue se troubla. Un souvenir, encore un. Violent, comme le précédent dans lequel il se découvrait en train d’arracher l’œil d’un jeune homme. Cette fois-ci il en arrivait aux mains avec un homme qu’il reconnut instinctivement comme son frère. Il l’étranglait, prit d’une rage qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. C’était violent, emplit de haine et de promesse de vengeance, sous les yeux de celle qui semblait être son épouse. Horrible. Prudence eut du mal à revenir à la réalité. Combien de souvenir jusqu’à présent ? cinq, peut-être six, et tous débordaient de pêcher, voyageant habillement de la haine à la luxure. C’était perturbant, surtout pour quelqu’un comme lui qui faisait son maximum pour être bienveillant. « Tu sais... je veux vraiment me racheter, que tu me pardonnes. Je ne te demande pas de me rendre mon job, je comprends que tu ne veuille plus de moi... Mais j'ai fait des dégâts alors je veux les réparer... même si ça doit me prendre des années. »  Encore heureux, qu’il ne lui demande pas de récupérer son job, car de toute façon, Prudence ne l’aurait jamais accepté. Une fois, mais certainement pas deux, il était loin d’être simple d’esprit ! Le propriétaire des lieux fit cependant l’effort d’ouvrir la porte et de s’adosser au mur pour écouter Ash, assit sur le perron. Il avait l’air sacrément préoccupé, mais Prudence l’était au moins tout autant, à tel point qu’il avait du mal à se concentrer sur autre chose que sur la vision d’horreur qu’il venait d’avoir.  « Et merde... désolé je t'embête encore plus.... Alors que c'est pas du tout mon attention. Je suis désolé... et je ferais tout ce qu'il faut pour me racheter je te le promets... »  Décidemment Ash semblait étouffer sous la culpabilité et pour Prudence c’était assez étrange. Puck n’avait pas eu la moindre once de remords par rapport à ses actes, alors il s’était imaginé qu’il en serait de même pour son drôle de comparse, sauf que visiblement, c’était loin d’être le cas. C’était étrange tout de même. Le tatoué éprouva une once de compassion avant de secouer doucement la tête ; non, les lamentations d’Ash n’excusaient en rien son comportement et il n’avait plus aucune obligation, ni même aucun compte à lui rendre. Il avait merdé, basta, il se devait désormais d’assumer. « Tu te rappelles avant l'attaque du minotaure... tu as dit quelque chose du genre « tout le monde se fous de moi alors que j'ai fait beaucoup pour cette ville »  ... Eh bien c'est faux. Moi je ne m'en fous pas de toi. Tu ne le sais probablement pas, mais ton avis compte beaucoup pour moi, TU comptes beaucoup pour moi. » Prudence cligna des yeux, étonné. Il était en train de le draguer là où ? Qu’est-ce qu’avaient tous les hommes du coin à lui faire des annonces et des appels du pieds ? Il repensa furtivement à Edda mais ne s’éternisa pas sur cette pensée ; il avait bien trop à faire pour le moment et les fesses de ce dernier n’avaient pas à s’immiscer dans la conversation. « Enfin je veux dire, t'a été un des premiers à me faire confiance, à me laisser prouver que je ne suis pas juste un pauvre type hyper maladroit, et ce job que tu m'as donné bah je l'adore, j'ai vraiment le sentiment d'être utile aux autres, et ça c'est grâce à toi. Alors non, tout le monde ne s'en fout pas de toi. »  Eh bien, Ash avait visiblement pas mal de choses à dire en fin de compte. Prudence l’avait toujours vu plus discret que Puck, comme s’il se trouvait dans son ombre, alors l’écouter et constater qu’il avait tant de choses à dire était quelque peu perturbant.

Il y eut un instant de silence, comme de flottement, puis Prudence souffla et croisa les bras sous sa poitrine. « Tu as fini ? » Ça n’était pas demandé méchamment, en fait c’était même assez poli de la part du tatoué qui cherchait juste à savoir ou en était Ash. Après un autre instant de silence, il décida de reprendre ; « T’as merdé. Je pourrais te faire un leçon de morale, vider mon sac en te hurlant dessus, en essayant de t’expliquer par A plus B à quel point c’est nul, ce que vous avez fait, toi et Puck, à quel point je me suis sentie agressé dans mon intimité, mais très franchement, qu’est-ce que ça changerait ? » Il marqua une légère pause, avant de poursuivre ; « Orion m’aide, on a bientôt fini, le bar ouvrira d’ici peu, même s’il aurait pu ouvrir bien plus tôt. Y’a pas mort d’homme, tout le monde devrait s’en remettre de ce bordel. » Prudence secoua la tête, légèrement blasé, avant de finalement s’asseoir à côté d’Ash. Il n’y pouvait rien, c’était plus fort que lui, même en voulant être méchant, il ne parvenait pas. Avec le recul, si ses sentiments étaient forts, ils s’effaçaient pourtant bien vite, comme si le masque d’impassibilité qu’il avait tout le temps sur le visage contribuaient à lisser le tout. « Je suis énervé, mais ça passera. D’ici quelques jours ça ira déjà mieux, et d’ici quelques mois, ça ne sera plus qu’un lointain souvenir, j’imagine. C’est juste que… Oui, il faut me laisser le temps de digérer. Après, ça ira mieux. » Peut-être un peu trop optimiste comme discours, mais et alors ?